L’album « Le
Déclic » de Milo Manara publié en 1984 a été un phénomène d’édition avec
des centaines de milliers de pièces vendues en quelques mois et la sortie quasi
instantanée d’un film reprenant le pitch de cette histoire de libido débridée contrôlée
à distance par une mystérieuse télécommande. Cet album, devenu référence, a,
comme souvent pour les œuvres précurseurs, été fait de manière totalement fortuite,
entre deux productions majeures sans autre moteur que le plaisir et l’amusement,
l’envie de se moquer aussi et d’exposer de manière confidentielle des sujets jusque-là
inacceptables en bande dessinée. Et puis le jeu (Il Gioco) s‘est transformé en
Déclic et l’histoire courte en un album fait de trois parties distinctes et
complémentaires. L’article qui suit a pour but de montrer les différentes
étapes, surprenantes et chaotiques, qui ont conduit à la genèse de ces trois
séquences qui, une fois mélangées ont donné naissance à un album culte.
Première preview dans Glamour International
Les premiers
strips du Déclic seront pré-publiés en Juillet 1982 dans le magazine italien
Glamour International. Ce magazine, un peu hors normes, bilingue
italien/anglais et extrêmement grand, presque carré (34,5 cm/ 32,5 cm), est
entièrement dédié à la féminité et fait la part belle aux illustrateurs de tous
bords, notamment italiens. De fait il ne s’agira là que d’une preview car cette
création de Manara est une commande du magazine Playmen dans lequel l’histoire ne
sera publiée qu’à partir de Janvier 1983 pour prendre le relais de Guido Crepax.
Avec six mois d'avance on découvre donc les dix premiers strips de l’histoire pour
l’heure titrée « Un Gioco » (Un Jeu).
Magazine Glamour International - Juillet 1982 |
Deux premiers strips du Declic/ Il Gioco |
a) Une ligne sensuelle magnifiée
Cette
preview dans Glamour est tout simplement somptueuse car les dessins de Manara
sont parfaitement mis en valeur par le choix éditorial qui est fait de ne
publier que deux strips par page. Ces deux strips vont ainsi quasiment combler
l’intégralité de la surface disponible comme on peut le voir sur les images
jointes. A l’inverse, les planches de Crepax (encore lui) au format portrait ou
les strips très fins de J. Goodwin, publiés dans le même numéro, ne remplissent
que partiellement l’espace laissant de vastes zones vides dans les pages du
magazine. Un œil avisé notera aussi que la proportion des strips de Manara a
changé, ils ont gagné en hauteur par rapport aux strips habituels de Giuseppe
Bergman publiés dans la revue (A SUIVRE). Ce point est particulièrement
important et nous reviendrons sur les raisons de ce choix un peu plus loin en
abordant la publication dans Playmen. Mais pour les habitués de Manara, ces
premiers strips sont aussi l’occasion de voir que le style de l’artiste a
atteint un nouveau niveau de maturité avec une ligne toujours aussi sensuelle mais maintenant épurée, allégée notamment
au niveau des visages des nombreuses hachures « moebiusiennes » de
ses débuts.
Comparaison d'un strip de Bergman, taille réduite et hachures, par rapport à un strip du Déclic, plus grand et allégé |
b) Mr Valobra & Dr Fez : Origine du
Déclic
Avec ces
premiers strips apparaissent aussi les deux principaux protagonistes de
l’histoire. La belle et prude Claudia ainsi que le sombre Dr Fez. L’occasion
ici de revenir sur l’anecdote qui a donné à Manara l’idée de cette histoire.
Alors qu’il était à la rédaction de Playmen, il croisa un journaliste fort
laid, nommé Franco Valobra, étrangement entouré d’une nuée de modèles du
magazine qui semblaient toutes amoureuses de lui. Cette scène marque Manara qui,
rentrant chez lui, utilise sa télécommande pour ouvrir son portail et a soudain ... le déclic. Valobra devait avoir une télécommande qui lui permettait à loisir de
déclencher la passion chez les plus belles filles qui l’entouraient : le
fil conducteur de son histoire érotique était trouvé !
Dr Fez & Mister Valobra |
c) Coquinerie libertaire et militante
Pour les
plus attentifs, la parution de ces tous premiers strips va aussi permettre
d’avoir un premier aperçu de l’état d’esprit qui anime Manara, à la fois facétieux
et héraut de la libération sexuelle des femmes. Dès les premiers strips (4
&5), alors que l’intrigue se noue autour de deux quinquagénaires en pleine
discussion, Manara glisse en arrière-plan sa première scène cocasse et coquine
dans laquelle une jeune femme s’émancipe de son grincheux voisin de table en
embrassant ouvertement une autre femme.
En second plan et quelques cases le ton est donné : les machos ne
seront pas à l’honneur dans cet album que Manara va entièrement dédier au
plaisir féminin.
Remontage des cases et zoom sur l'arrière plan |
Une seconde
preview, composée des 8 strips suivants, paraîtra en Janvier 1983 dans le n°7
de Glamour International alors même que débute enfin la publication
officielle dans Playmen.
Déclic – Made in Italy
En janvier
1983 ce sont donc les 6 premières pages du Déclic (soit l'intégralité de 18 strips parus dans Glamour) qui sont reprises dans le
magazine numéroté 1 de Playmen et la publication s’étendra ensuite jusqu’au
numéro 8 du mois d’Aout avec quelques aléas à partir du mois de Mai, Manara
étant alors parti pour les Indes.
a) 3 strips par page
Dès la
parution des premières pages on s’aperçoit que Manara a pris le parti de
découper ses planches en 3 strips, et non plus 4 comme dans ses Giuseppe
Bergman. C’est pour lui une évolution majeure qui va accompagner tous ses
succès à venir.
p1 de Giuseppe Bergman (1978) vs p1 du Declic (1982) |
Ce
changement va permettre à Manara d’agrandir ses dessins, de les étirer vers le
haut et donc de donner plus de place à ses personnages notamment régulièrement
représentés « en pied ». Des dessins plus grands, donc moins
nombreux, donneront naissance à des pages allégées mais plus percutantes qui
seront le cadre idéal pour les scènes d’anthologie qui vont suivre. Il est fort
probable que ce choix de privilégier le dessin et la lisibilité au détriment
d’une plus grande densité ait été un facteur clef dans le succès de Manara.
b) Le choix de la couleur
Autre
changement dans les habitudes de Manara, ses planches seront publiées en
couleur et, pour se faire, il donne lui-même, du moins au début, les
indications de couleurs directement derrière ses originaux. En comparant les
indications et le rendu final on constate que le magazine a été
particulièrement fidèle aux préconisations de Manara.
Par contre,
avec le temps, Manara va déléguer la gestion des indications couleurs à ses
collaborateurs en Italie. Il faut dire qu’en 1983 il a entamé son road trip en
Inde en passant par le Pakistan et le Népal. Il se déplacera et vivra pendant
plusieurs mois dans un camion de l’armée française aménagé en camping-car et
certainement dépourvu de table lumineuse nécessaire pour indiquer précisément
les couleurs par transparence. Lorsque l’on examine le dos des planches
originales, le changement de traitement saute aux yeux et on note, à partir de
la 25eme planche, une perte de contraste généralisée avec des couleurs qui
deviennent plus douces, comme on peut le voir ci-dessous. Voir aussi la comparaison des
visages de Mr Cristiani publiés dans les numéros 1 et 8 de Playmen
Indications de couleurs de la page 23 et de la page 25
Couleurs – Visage dans le Playmen N°1 vs visage Playmen n° 8
De manière
générale l’expérience n’a pas dû être très concluante pour Manara car il n’aura
plus jamais recours à cette technique d’indication de couleurs au dos de ses
originaux.
c) Séquence « Citadine » et séquence
« Alpine »
Un des
points clef de cette pré publication de Playmen, c’est qu’elle ne comportera au
final que 35 planches soit assez loin des 42 pages de l’édition française de
l’album, et encore plus loin des 48 pages de l’édition finale italienne. Que
s’est-il donc passé ?
On se rend
compte en parcourant le Playmen n°4 d’Avril, que Manara passe directement de la
séquence « Citadine » de l’album, dans laquelle l’héroïne évolue
proche de son domicile, à la séquence « Alpine » dans laquelle elle
trouve refuge dans le chalet du comte Pisapia.
Pour ceux
qui auraient lu l’album terminé, il manque donc ici la séquence « Exotique »
qui se déroule sous les tropiques et que Manara n’avait donc tout simplement
pas initialement prévue. Comme on le verra, cette séquence complémentaire sera
rajoutée un peu plus tard pour la prépublication française dans le magazine
L’Echo des Savanes en Novembre 83.
d) Déclic - Made in Pakistan
Le camion de Manara lors de son périple en Inde/Pakistan/Népal en 1983
A posteriori
il est assez facile de dater les planches qui ont été créés au
Pakistan. Le changement de ton des couleurs est une première indication, qui
place la frontière au niveau de la planche 25. Mais une autre indication vient
confirmer cela, il s’agit de la rupture dans la continuité de publication des
pages dans le magazine Playmen. En effet, dans les 4 premiers numéros, de
Janvier à Avril, 6 pages consécutives sont à chaque fois publiées, soit 24
planches en tout. Par contre, ensuite, un léger chaos semble régner. Seules deux
pages sont publiées en Mai puis trois en Juin … aucune en Juillet puis
finalement les cinq dernières au mois d’Aout. On sait par ailleurs que ces
planches ont été faites au Pakistan car Manara raconte souvent l‘angoisse qu’il
avait à chaque fois qu’il partait poster ses strips et la peur qu’un douanier
zélé ne découvre la teneur de ses dessins. A cette époque l’islamisation était
en marche et la charia sera décrétée trois ans plus tard.
Enfin, si
l’on se penche sur les planches originales on constate que le chaos s’empare
aussi de la numérotation des strips à partir de la page 28. Alors que Manara
numérote traditionnellement à la fois ses strips et ses planches, les numéros de pages vont progressivement être
raturés puis carrément disparaître et la numérotation des strips initiale sera
remplacée par une nouvelle. Manara
semble avoir été un peu perdu et la réalisation de la fin de la séquence
« Alpine », les 11 dernières pages, semble ne pas avoir été faite dans la plus grande sérénité.
Quoi qu’il
en soit, en Aout 1983 Playmen a terminé la publication couleur des 35 planches
d’Il Gioco de Manara, mais l’histoire ne s’arrête pas là… dès le mois de
Septembre un magazine Français va prendre le relais et faire croître la
pagination.
Dernières
pages de Playmen
L’Echo des Savanes
En France, depuis
presque un an la nouvelle formule de L’Echo des Savanes vient d’être lancée et
la rédaction cherche des auteurs à publier. Wolinski, qui a rôle d’auteur et de
conseiller pour le magazine va être le plus prompt à repérer le phénomène
naissant de l’autre côté des Alpes et signera la parution d’Il Gioco en France
sous le nom du Déclic. En se retrouvant projetée dans un magazine BD de référence
sur le marché francophone, la production légère de Manara va sortir de l’ombre
et ne quittera plus la lumière.
a) Noir & Jaune
Un premier choix fort de la rédaction
de l’Echo des Savanes sera de revenir au noir et blanc de l’édition de Glamour.
Il faut dire que, comme nous l’avons vu, les indications colorimétriques
fournies ne sont pas particulièrement homogènes, mais surtout, le trait de
Manara, d’autant plus dans cette version large des strips, passe parfaitement
bien en noir et blanc.
L’Echo
des Savanes n°11 Sept 1983
La rédaction va cependant adopter une
petite subtilité qui aura un impact visuel très fort. Le boitier de
télécommande, par qui le scandale arrive, sera jaune !
Cet impact sera d’autant plus fort
que la quasi intégralité de la séquence « citadine » du Déclic, soit
15 pages sur les 20, sera publiée dans le numéro 11 de Septembre 83, et c’est
dans cette séquence que le boitier est omniprésent, ponctuant chacune des
quatre scandaleuses scénettes qui se succèdent.
b) Séquence « Exotique »
A ce stade, la genèse du Déclic n’est
toujours pas terminée. Sentant le succès à portée de main l’éditeur va
demander à Manara de rallonger son histoire de quelques planches pour atteindre
le format de 48 pages souhaitable pour la publication d’un album. De retour en
Italie et alors qu’il s’apprête à se lancer dans un nouveau défi en illustrant
un récit de Pratt, Manara va s’exécuter et proposer 13 pages toujours plus outrées qui pourront s’intercaler entre les séquences « Citadine » et
« Alpine » déjà crées. A la différence des précédentes, ces pages,
renumérotées de 1 à 13 ne comporteront plus aucune indication de couleur.
Ces
nouvelles pages font donc leur apparition dans le numéro 13 de Novembre qui va
publier 7 planches inédites formant une partie de la séquence
« Exotique » de l’album. Dans cette nouvelle séquence l’héroïne se confronte à un impassible détective privé
et surtout à son dévoué berger allemand.
Séquence
« exotique » planche originale parue dans l’Echo des Savanes avec un décalage
de strips
Autant le
dire tout de suite, le lancement de cette scénette, ainsi qu’on peut le
constater sur les deux premières pages ci-dessus, laisse un peu dubitatif,
l’héroïne s’enfonçant seule et sans raison apparente dans la jungle. La raison
est pourtant assez simple, sur les treize pages fournies par Manara, L’Echo des
Savanes a procédé à une censure d’une demi-douzaine de pages et au remontage
des planches pour arriver à un résultat à peu près acceptable.
c) Censure
Les pages censurées, qui précèdent l’épisode du détective privé, mettent en scène une mère et
son jeune fils qui subit les assauts d’une Claudia toujours sous le contrôle du
Dr Fez.
Une des 6 planches censurées
Pour plus de
détails sur cet épisode censuré dans divers pays et sur le remontage de l’album
qui en a suivi, je vous invite à vous référer à cet article espagnol qui décrit
dans le détail ce qui s’est passé :
Il est à
noter que cette censure perdurera de nombreuses années en France (et toujours
partiellement aujourd’hui), l’album final ne faisant que 42 pages là où la
version italienne complète en fera 48.
Finalement,
en Décembre 83 et Janvier 84 L’Echo des Savanes, dans ses numéros 14 et 15,
publiera la séquence « Alpine » pour conclure la
publication du Déclic en France.
Conclusion
Comme nous
avons pu le monter, la genèse du Déclic n’a pas été particulièrement simple et
l’on peut donc, à posteriori, distinguer trois grandes parties et remettre la
création de chacune dans son contexte de l’époque. La séquence « citadine »
est la première, réalisée avec soin en Italie sur les bases d’un pitch simple,
un homme laid déclenche, à sa convenance, la libido d’une magnifique femme du
monde grâce à une télécommande. C’est certainement cette séquence la plus homogène, spontanée, travaillée et novatrice qui marquera fortement les lecteurs. La séquence « Alpine »
sera essentiellement réalisée à l’étranger alors que Manara est en vacances. Plus
de scénettes mais une seule longue scène qui aboutira à la conclusion de l’histoire.
Difficulté de transmettre les planches, de poser les couleurs, voir même de
suivre un ordre précis, cette séquence finale est homogène mais décousue avec
une chute assez abrupte qui semble refléter le manque de focus de Manara à ce
moment précis. Enfin la séquence « exotique » sera rajoutée au dernier
moment alors que Manara, de retour en Italie, a d’autres projets en tête.
Retour de deux petites scénettes dans lesquelles il pousse l’outrance toujours
plus loin jusqu’à subir, et accepter, les foudres de la censure.
L’album final
est donc un assemblage de ces trois parties qui, ensemble et malgré toutes les
aléas que nous avons pu relever, créeront une véritable onde de choc et
modifieront à jamais l’image de Manara auprès du grand public.
Klik !
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