Voici un petit article qui va
regrouper quelques souvenirs polissons de millenials, cette dernière génération
née dans les années 80/90 et qui a été enfant sans ne connaitre, ni tablette,
ni internet.
Plus particulièrement, j’ai regroupé
ici trois évocations nostalgiques d’autrices qui ont pour point commun de faire
référence à l’album « Le Declic » de Milo Manara. Il m’est apparu
intéressant de les publier ensemble, à la fois pour le plaisir de la lecture de
ces témoignages bien écrits et qui, combinés, offrent une nostalgie à la fois drôle
(Emma Becker), spontanée (Mélanie Murallaz) et mature (Camille
Emmanuelle). Ce sont là des points de vue d’ex-enfants/ados qui évoquent leur
attirance pour « la chose » et, quand bien même les écrits seraient fictionnels
ou romancés, ces petits témoignages me paraissent aussi appropriés pour illustrer
l’impact de ce livre sur toute une génération et nourrir la réflexion de chacun
sur la gestion des illustrations à caractère sexuel vis-à-vis de la jeunesse.
Pour rappel s’il en était besoin,
« Le Declic », de Milo Manara, est une bande dessinée érotique
publiée en France en 1984 dans les pages de « L’Echo des Savanes »,
et dont l’héroïne se nomme « Claudia » (mentionnée dans l’un des
articles ci-dessous). Le Déclic a aussi eu quatre suites parues entre 1991 et
2001, toutes prépubliées dans le magazine « L’Echo des Savanes » qui
est souvent mentionné.
L’Echo des Savanes n°125 (01/03/1994)
annonçant le 3ème opus du Déclic
Le premier témoignage, que je voulais
vous partager, est aussi le plus récent : c’est celui de l’écrivaine Emma
Becker qui a fait de ses souvenirs de lecture de « L’Echo des Savanes »
l’objet d’une chronique radiophonique diffusée sur France Inter en ce mois de
juillet 2025. Une chronique de saison, légère mais assaisonnée, dont le fil
conducteur pipi/caca (surtout caca) n’aurait pas été pour déplaire au
cultissime Marcel Gotlib, père fondateur du magazine L’Echo des Savanes.
Voici un extrait (expurgé de la sève scatologique de l’article) qui nous ramène à notre sujet du jour : « Les Enfant du Déclic, le Déclic des Enfants» avec une phrase de conclusion particulièrement expressive et qui illustre l’immense désarroi d’un enfant qui se voit séparé d’un compagnon excessivement attachant… vital presque.
« L’Echo des savanes, la
madeleine de Proust d’Emma Becker » France-Inter, Juillet 2025
Extrait : « On ne la retrouvera pas, cette époque où on piquait "L’Écho des savanes" dans le cabas de plage, à l’heure où les grands faisaient la sieste….
Sur quelques cases un peu salées, un
vertige nous prenait, comme une nausée. On se sentait traversé d’éclairs d’une
faim incompréhensible, c’était à devenir méchant. Et puis, soudain, on trouvait
un détail, un trait, sur lequel s’épuisait le vertige. On en ressortait tout
chiffonné, un peu de mauvais poil. Et, pour effacer le souvenir de ce vertige,
on allait se consoler sur les Sales blagues de Vuillemin, dont les projections
de fluides organiques nous faisaient rire comme des êtres humains, après avoir
tremblé secrètement comme des bêtes.
Après, il fallait déjouer la vigilance
des parents pour remettre à sa place le magazine qu’on n’était jamais sûr de le
revoir.
Parfois nos pères les prêtaient aux copains. J’ai le souvenir d’un numéro de l’Echo avec le Déclic, de Manara, que j’ai vu disparaître entre les mains d’un pote, comme on se voit arracher un chiot. »
Pour retrouver l’intégralité de cette
chronique radiophonique de 4minutes, voici le lien :
Le second témoignage, plus court et apparemment très spontané, est une introduction à une interview complète de Milo Manara par la journaliste Mélanie Murallaz. Dans son propos liminaire, Mélanie Murallaz dévoile sa première rencontre personnelle, « à un âge où l’on ne se contente plus de la couverture », avec la production érotique de l’auteur, via sa troublante héroïne Claudia…
Interview « Mec plus-ultra » de Milo Manara par Mélanie Marullas pour Activmag.fr
Extrait: « Avoir un père fan de BD, c’est voir traîner, depuis toujours sur la table du salon, l’ « Umour » coloré de Fluide Glacial, l’anticipation glaçante de Métal Hurlant, la sélection pointue d’(A Suivre)… et au milieu de tous ces magazines spécialisés, l’Echo des Savanes. Vient inévitablement un âge où l’on ne se contente plus de la couverture. En cachette souvent, on feuillette, l’œil furète puis s’arrête. Le mien est capté par un noir et blanc proche de l’esquisse, sobre mais rond, des lignes sensuelles, une bouche entrouverte et des paupières mi-closes… Celles de Claudia, sublime bourgeoise mariée et coincée, dont le cerveau est relié à un boîtier, qui, à chaque clic lui fait perdre tout contrôle. Sous le crayon de Milo, sa libido affole la mienne. »
Cette introduction a le mérite de
rappeler que l’autrice sait de quoi elle parle en interviewant Milo Manara,
« affolée » qu’elle a été dans son jeune âge. De là des questions
très efficaces et des réponses assez rares d’un Manara évoquant Claire
Bretécher, son rapport avec le lectorat féminin, l’importance des yeux et du
regard plutôt que les jambes et les seins et tout un tas d’autres choses que je
vous laisse consulter ci-après.
Source : https://activmag.fr/milo-manara-interview-activmag/
Le troisième et dernier témoignage, peut-être le plus mature, est celui de Camille Emmanuelle dans un article de conclusion du Hors Série « seXe&BD » du magazine Beaux-Art de Juin 2014. Le titre, « Mon éducation sensuelle », est assez explicite et relate, là encore, une stratégie mise en place par une adolescente pour s’approprier Le Déclic et l’impact de ces premiers moments ( « une vision …enthousiasmante de la « chose » »). Mais l’autrice ne s’arrête pas là et complète sa vision d’adolescente par une vision adulte : «Ce n’est plus l’excitation directe des sens que je vais chercher dans ces ouvrages, mais une émotion esthétique, voire un regard différent, parfois hors norme, sur les sexualités. »
« Mon éducation sensuelle » -
Beaux-Arts Magazine – Hors Serie « seXe&BD » Juin 2014
Extrait: « J’ai 15 ans… Et puis un jour je
trouve une technique : je planque les quatre tomes du Déclic de Milo
Manara entre un Mafalda et un Thorgal et hop, ni vu ni connu, je file dans ma
chambre. Je vais vivre alors mes premières émotions liées au texte et à l’image
érotiques. A cette époque – on est en 1994 – Youporn n’existe pas … Je ne
comprends pas tout à la première lecture du Déclic. Mais je me souviens de deux
choses : d’une part que ces images explicites, mais non agressives, m’ont
excitée. D’autre part qu’on y parlait de plaisir féminin. De plaisir puissant
et non contrôlé. A côté des rubriques « sexo » de Marie-Claire de ma
mère, qui parlaient de la complexité de l’orgasme, à côté des cours d’éducation
sexuelle, en classe de biologie, uniquement basés sur la reproduction et la
prévention, ce récit m’apporte une vision certes fictive, mais enthousiasmante,
de « la chose ». Une éducation au plaisir plus qu’une éducation
sexuelle »
…
« Aujourd’hui adulte, devenue
auteur et journaliste spécialisée dans la culture érotique et la culture
pornographique, je pense souvent, une petite larme à l’œil, à cette
bibliothèque et à ces Manara. C’est ma branlette de Proust, en quelque
sorte.
Depuis j’ai constitué ma propre bibliothèque vitrée, que j’ai appelé « mon enfer ». Qui sait, un jour peut-être un ou une ado l’ouvrira, et y fera sa propre éducation érotique. Je l’espère secrètement. Depuis la littérature et la vidéo porno sont passés par là. Ce n’est plus l’excitation directe des sens que je vais chercher dans ces ouvrages, mais une émotion esthétique, voire un regard différent, parfois hors norme, sur les sexualités. J’ai enfin compris que la puce à orgasme implantée dans le cerveau de Claudia Cristiani, l’héroïne du Déclic, ne sera jamais inventée. C’est une bonne nouvelle non ? En tant que mammifères érotiques, nous pouvons faire appel à deux outils beaucoup plus puissants : la curiosité et le phantasmatique. »
Pour l’intégralité de l’article, voici
un scan de la version papier originale.
Voici donc pour ces trois témoignages de ces milleniales, enfants du Déclic, et de leur expérience de lecture, leur Déclic d’enfant ou d’adolescente plus certainement, qui s’est révélé être un passage initiatique marquant, suffisamment pour en reparler avec nostalgie de longues années après.
Bonus 1: Pénélope Bagieu est une autrice de bande dessinée à succès qui a reçu, en 2019, le prestigieux prix Eisner de la « meilleure édition américaine d'une œuvre internationale » pour son album « Culottées ». Mais, pour que son album soit un succès aux US, l’autrice a dû adapter sa production à la morale locale en censurant ses dessins. Revenant sur cette expérience dans le magazine Le Point en 2020, Pénélope Bagieu en vient, à son tour, à invoquer la bibliothèque familiale française, et l’accessibilité de l’auteur Manara à un public mineur.
Le Point n°2474 23 Janvier 2020
L’autrice parle de l’adapation de sa
bande dessinée au marché américain :
«Une histoire a disparu, celle de
Phoolan Devi. J'ai dû supprimer tous les tétons et toute forme de nudité.
Joséphine Baker ne danse plus seins nus, et les statues chez Peggy Guggenheim
n'ont plus de pénis ! »
« J’ai eu une conversation agitée
à ce propos avec mon éditeur américain First Second. C’est un New-Yorkais
francophile tout ce qu’il y a de plus progressiste. Néanmoins, là-bas, le
business l’emporte sur toute autre considération. Il m’a dit que je pouvais
conserver la version non expurgée de mon livre, mais qu’il n’aurait aucune vie
commerciale. »
« Il n'existe pas en France un ciblage aussi rigide du public. Si des enfants tombent sur un Manara dans la bibliothèque familiale, personne ne s'en offusque, et c'est très bien ainsi. »
Voilà qui est dit…
Bonus 2: Enfin, pour conclure ce
sujet, un millénial dans la tempête mais talentueux en diable : Bastien
Vives
En 2024, au cœur d’une procédure
judiciaire, l’auteur de bandes-dessinées produit une série d’illustrations regroupées
sous le titre « Héritage ». Parmi celle-ci une étrange représentation
de spectateurs dissipés, titrée « Gradins ». Je vous laisse parcourir
ces gradins paisiblement pour découvrir que tous les spectateurs ne sont pas
dissipés. Une illustration complètement dans le thème du Déclic que
s’approprient des enfants !
No comment
Bonne rentrée à tous !
Henri Georges
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